DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Récit du correspondant du Times

OMAHA, "LA SANGLANTE"

Hanson W. BALSDWIN, correspondant de guerre du "Times"

"Dans l'adversité, une poignée d'hommes s'élève toujours à un rang surhumain."

Sur Omaha Beach, la lutte atteint son paroxysme, mais rien ne marche selon le plan établi.

La 1re division, se lance à l'attaque, ayant à ses côtés l'un des régiments de la 29e et talonnée par les autres éléments de cette unité. Les chalands d'assaut et les transports amphibies, se dirigeant vers la plage, dépassent des hommes munis de ceintures de sauvetage ou échoués sur des radeaux qui luttent désespérément pour échapper à la noyade. Ce sont les survivants des infortunés chars D.D. qui ont été engloutis par les vagues en dépit de leurs jupes de flottaison. Sur une unité de 32 chars, deux arrivent à "nager" jusqu'à la plage, trois sont débarqués directement à terre par un transport amphibie, le reste gît au fond de la Baie de Seine.

Les vagues d'assaut sont accueillies par un feu nourri, bien ajusté ; des éléments de la 352e division allemande - "division de choc dont le noyau se compose de combattants chevronnés" qui ont servi sur le front russe - tiennent une bonne partie des ouvrages défensifs.

Les balles crépitent comme grêle sur les rampes blindées à l'avant des chalands de débarquement avant même l'accostage. L'une des sections d'assaut est bientôt réduite à un seul homme. Des que les rampes s'abaissent, les hommes sautent à l'eau ; ils en ont jusqu'à la poitrine ; ils glissent, tombent et se noient ; ou ils sont touchés et s'affaissent ; ou ils progressent péniblement dans des ruisseaux où ils ont de l'eau jusqu'au cou avant de gagner le sable du rivage où les attend un sort terrifiant ; alors ils se ramassent sur eux-mêmes et plongent sous l'eau pour échapper au tir de l'ennemi.
"Sept a dix minutes après l'abaissement des rampes, la Compagnie Able, du 116e d'Infanterie, est clouée au sol, sans chefs et dans la quasi incapacité d'agir".

La plupart de ses officiers sont morts ou blessés. Le lieutenant Edward Ti-drick est atteint à la gorge alors qu'il saute de la rampe dans l'eau, touché à nouveau alors qu'il s'écroule sur le sable. Le soldat Léo J. Nash l'entend dans un râle formuler ce dernier commandement alors qu'il rampe lui-même sous le feu de l'ennemi : "Avancez avec les cisailleurs de barbelés". Mais les cisailleurs gisent au fond de la Baie de Seine.

En quelques minutes, Omaha Beach offre un spectacle effroyable. De petits groupes d'hommes avancent en rasant le sable ; certains, se recroquevillant sous la violence du feu, cherchent refuge derrière les obstacles édifiés par les Allemands sur la plage, se laissant dériver lentement vers le rivage - au risque de se noyer - au fur et à mesure que la mer monte.

La plage et les eaux qui la recouvrent sont jonchées de morts, de mourants et d'hommes promis rapidement au même son, mais les chalands arrivent encore a décharger leurs cargaisons terrifiées. Au milieu des chaos, dans le grondements de tonnerre des canons, seize équipes de destruction des obstacles -composées chacune de sept marins et de cinq hommes du génie de l'Armée -commandées par un officier de réserve plein de cran, le capitaine de corvette Joseph H. Gibbons, tentent dans une course contre la mort et contre la marée montante de faire sauter les obstacles de la plage pour frayer des chenaux aux chalands. Leur mission équivaut à un suicide : près d'un tiers de leurs membres sont tués, plus de la moitié mis hors de combats. Quand une équipe a tout mis en place pour faire sauter un gros obstacle, un coup au but fait sauter prématurément la charge d'explosif. Tous les hommes sont tués, sauf un. Une autre est entièrement fauchée par une salve de l'ennemi alors qu'elle prend pied sur le rivage. "Un officier de marine, alors qu'il met en place le dispositif d'allumage qui doit faire sauter une charge d'explosifs est touché par un shrapnel qui coupe les deux cordeaux et lui emporte un doigt". Les statistiques de l'opération parlent d'elles-mêmes : la compagnie Easy, du 116e d'infanterie, perd son capitaine et 104 hommes. A l'est, la 16e équipe de combat régimentaire de la 1re division soutient le plus dur combat de sa carrière ; ses hommes sont cloués au sol "comme un tapis humain" sur la bande de sable où règne un feu d'enfer. Les sites de débarquement sur la plage d'Omaha n'offrent qu'une faible protection contre un feu sans merci. La bande de sable au-dessus du niveau de la haute mer n'a qu'une largeur de 45 à 50 mètres ; elle se termine par des galets ronds, bordés par des dunes de sable ou par une digue de 1 à 4 mètres de haut, et par endroits par une promenade - le tout défendu par des mines et des barbelés et dominé par de hautes falaises d'où les canons allemands "tirent les assaillants comme des lapins". Il n'y a que cinq sorties qui permettent de gagner le haut des falaises - et elles sont toutes minées et fortement défendues."Tout le long d'Omaha, on trouve des éléments d'infanterie débandés, enchevêtres et en partie sans chefs, sans cohésion ni soutien d'artillerie, blottis sous la digue "ou cloués sur la plage". Les canons allemands concentrent leur feu sur tout char qui aborde le rivage, mettent hors de combat ou font sauter un grand nombre d'entre eux avant qu'ils ne puissent ouvrir le feu". Ici, à Omaha, l'arbitre ultime de toutes les batailles et de toutes les guerres - la seule volonté farouche du combattant -détient la clef de l'histoire. Le feu des mortiers et le sifflement des balles de mitrailleuses prennent en enfilade les plages et s'acharnent sur les hommes tapis derrière la digue. Des shrapnels "larges comme une pelle" coupent les corps en deux ; les toubibs s'affairent en vain autour des blessures à la tète et au ventre. Le colonel Charles D.W. Canham, commandant le 116e régiment d'infanterie, est blessé au poignet, refuse d'être évacué et établit son premier poste de commandement à 8 h 30 au pied des falaises.

Un simple soldat s'empare des commandes d'un char tandis que son sergent, blanc de peur, s'est tapi dans un trou.

Un capitaine - les joues traversées par un shrapnel, crachant le sang des qu'il parle - mène l'attaque. Les hommes presque paralysés par la peur rampent sur le sable. Il faut une heure a la compagnie Easy, du 116e d'infanterie, pour que ses survivants parcourent les 275 mètres qui séparent la plage du pied des falaises ; la compagnie George perd 63 hommes entre les rampes des chalands et les galets. La plupart des postes de radio du régiment sont "détruits ou hors d'usage".

Le général de brigade Norman D. Cota, adjoint au commandant de la 29e division, dirige l'attaque sur une partie de la plage. C'est un chef imperturbable, dans les quarante-cinq ans environ, qui sait embobiner son monde, encourager les hommes et leur montrer le chemin. Il trouve une brèche ouverte par une torpille bangalore dans la double haie de fils de fer barbelés au pied de la falaise. Le premier soldat qui s'y engage est touché par "une violente rafale de mitrailleuse".
Les troupes sont bloquées ; personne n'ose affronter la chicane. Cota ouvre la marche, pousse hardiment à travers l'herbe marécageuse et monte vers le sommet de la falaise qu'il atteint vers 9 h.

Dans le secteur du 16e régiment, le colonel George A. Taylor débarque à 8 h 15 et trouve ses hommes "encore collés à la digue, désorganisés, et fortement éprouvés par les tirs d'artillerie et de mortier".

"Il y a deux sortes d'individus qui restent sur cette plage : les morts et ceux qui vont mourir, s'écrie-t-il. Foutons le camp en vitesse de cet enfer !". Il dirige ses hommes a travers les brèches des barbelés, franchit les bas-fonds et escalade les hauteurs. Un officier mourant lance cet ordre dans son dernier souffle : "Au plus ancien de prendre le commandement et de tirer les hommes de cette foutue plage". Quitter l'enfer - mais les hommes hésitent et restent colles à la digue ; les officiers et les grades tempêtent, tonitruent et jurent, montrent le chemin et font avancer les hommes, usent de la menace et du sentiment. Mais Omaha est plonge dans le chaos, le feu de l'ennemi est encore violent et beaucoup d'obstacles encore intacts ; les vagues d'assaut suivantes tournent en rond au large de la plage ; des chalands de débarquement qui brûlent encore ou qui ont fait naufrage jonchent les hauts-fonds ; la mer est couverte de débris.

A 11 h 30, le général Bradley, à bord de l'Augusta, arbore une mine sinistre. Il dit à un correspondant de guerre : "Eh bien, savez-vous ce qui se passe ? Moi, je n'en sais rien". Le brouillard qui enveloppe les opérations, comme toujours dans les premières heures de la bataille, a coupé le commandement de ses éléments avancés ; les comptes rendus sont peu nombreux ; seul, le sentiment de l'horreur des plages a filtré jusqu'à l'arrière. En plein midi, Winston Churchill se levé a la Chambre des Communes. Avec une lenteur calculée et exaspérante - a laquelle il prend visiblement une joie malicieuse - il parle pendant dix minutes de la prise de Rome le 4 juin, puis, en face d'une Chambre tendue, il déclare :

"Je dois annoncer également que, cette nuit et dans les premières heures de la matinée, a eu lieu la première série des débarquements massifs sur le continent européen... Jusqu'ici, les chefs de cette opération rapportent que tout se déroule selon le plan prévu. Et quel plan !".

"Suivant le plan prévu". Mais pas sur la plage d'Omaha. A midi, le commandant Stanley Bach, officier de liaison de la 1re division d'infanterie attache a la 29e, note brièvement sur son journal : "Marée haute sur la plage. Des cadavres flottent - Américains pour le plus grand nombre - au niveau de la haute mer".

De midi à 18 h 30. Les magasins sont fermés à New-York ; en Grande-Bretagne, les femmes, dans l'attente des nouvelles, sanglotent sur leur tour dans les usines. Les églises regorgent de monde ; beaucoup d'hommes pour qui la prière est chose inconnue se surprennent à prier.

Sur Omaha Beach, l'attaque, laissant un sillage sanglant derrière elle, gagne lentement du terrain. Les destroyers et les petits bâtiments d'appui de feu se coulent jusqu'au rivage, au risque de s'échouer sur le sable, pour foudroyer à vue les casemates et les canons allemands. Les croiseurs lourds font pleuvoir de leur côté sur les défenses allemandes des obus de gros calibre.

Au cours de cette longue après-midi, l'attaque s'amorce ; des hommes tombent dans les prés, mais d'autres, venus de la mer, s'avancent irrésistiblement. Un chaland de transport touche trois mines, se désintègre ; deux hommes de la Navy sont projetés dans les airs et retombent dans la mer Ils ne reparaîtront jamais". A 13 h 20, le commandant Bach note sur son journal de route qu'un chaland de débarquement de matériel accoste sur la plage a essuyé un coup au but -"Des flammes partout ; les hommes sont brûlés vifs". A 15 h 20, nouvel holocauste - coup au but sur la cargaison d'essence d'un camion-citerne de deux tonnes et demie ; un autre prend feu ; puis tout le chargement saute ; sur cent mètres carrés, des hommes, les vêtements en feu, tentent de se rouler sur le sable pour éteindre les flammes... certains y parviennent, les autres sont brûlés vifs".

Mais les flancs de la formidable attaque sont solides à présent ; les parachutistes et la 4e division tiennent certains des chemins carrossables qui vont d'Utah Beach à travers les marais et les zones inondées jusqu'à la presqu'île du Cotentin ; le drapeau américain -celui-là même que le 505e avait arbore sur Naples - flotte sur Sainte-Mere-Eglise ; les Britanniques sont fermentent établis sur les plages, a cheval sur les deux rives de l'Orne, poussent a l'intérieur des terres et approchent de Bayeux. Et a Omaha, a 15 h 40, le commandant Bach note : "L'infanterie est parvenue sur le sentier qui longe la crête... Nous avons le champ libre, suivons le sentier".

Les Allemands ne lâchent pas prise ; a 16 h 30, le commandant écrit encore : "Partout des barbelés, des mines, des tirs de mortier, de mitrailleuse, de fusil et de 88, semble-t-il. Ai prie a plusieurs reprises. Pourquoi faut-il imposer aux hommes de telles choses ?". A 16 h 50, le commandant Bach atteint la ville de Saint-Laurent, à 1 kilomètre 200 de la mer, Colleville est a nous, et Vierville-sur-Mer. L'artillerie allemande tire encore le long des plages ; la tète de pont d'Omaha est encore peu profonde et singulièrement ténue, mais le cran des assaillants ont brisé le Mur de l'Atlantique.

[Hitler se trouve près de Salzbourg quand il apprend l'invasion juste avant d'assister à un réception donnée en l'honneur du nouveau Premier Ministre de Hongrie. Il arbore e un "visage radieux" à cette réception. "Enfin, c'est déclenché", dit-il - convaincu que les têtes de pont seront balayées par la contre-attaque.]

Mais les alliés sont en Normandie pour y rester et le dernier chapitre du Reich nazi, qui devait durer mille ans, vient de s'ouvrir.

A mesure que le soleil se couche sur la Manche ou persistent des rideaux de fumée après ce jour d'une longueur insolite, l'entassement commence; Le pont maritime et aérien qui relie la Normandie à l'Angleterre va se poursuivre interminablement ; le jour J + 26, soit moins d'un mois après ce 6 juin, 929.000 hommes, 177.000 véhicules, 586.000 tonnes d'approvisionnements se trouveront sur le sol de France ; les contre-attaques allemandes seront bloquées et brisées par l'artillerie navale, les attaques aériennes et la résistance opiniâtre des forces terrestres. C'est le commencement de la fin. A New-York, à Madison Square, 50.000 personnes s'agenouillent pour prier à la fin de l'après-midi, tandis qu'un prêtre, un pasteur et un rabbin implorent la "grâce à Dieu pour les forces d'invasion alliées".

Et du haut du trône d'Angleterre, en cette soirée de juin, le Roi George VI, d'une voix lente et hésitante, demande a l'Empire de se mettre en prière : "Le Seigneur, dit-il en citant le Psaume XXIX, donnera à son peuple la puissance ; le Seigneur donnera a son peuple le bienfait de la paix".