Témoins Normands

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MOREL André : en 1944 , âgé de 28 ans, marié, un enfant, agriculteur à Formigny (la ferme du haut manoir )

"I am french..."

"J'ai vu mon premier américain le mercredi 7 Juin à Engranville, je sortais de mon abri pour voir aux alentours ; aussitôt, j'ai levé les bras car j'ai vu qu'il y avait un homme derrière moi qui m' a mis en joue. Je lui ai dit avec le peu d'anglais que je connaissais:
" I am french ! " et il m'a dit : " Come " et il m' a demandé : " What is home "
Alors, aussitôt je me suis dirigé vers ma maison, la carabine dans les fesses, et je lui ai fait visiter toute la maison.Il n'y avait absolument rien ! Quand on est arrivé dans le grenier, y'avait un SS qui était mort là, un des américains a pris le casque en disant " Souvenir "
Quand ils ont fait la visite de la maison, je leur ai donné un coup de calvados. Ils étaient heureux comme des rois et le reste de la bouteille, je leur ai donné pour leurs copains. Et ...y'en a un qui m'a donné du chocolat et des cigarettes.

"Un SS m'avait dit..."

Là, j'ai su que c'était le débarquement parce que avant, on ne savait rien du tout, quoiqu'un SS m'avait dit (il parlait très bien le français et il était à l'infirmerie qu'était tout près où j'étais allé avec Jacques, mon fils, qu'avait 18 mois qui avait faim car on n'avait pas de lait ) : " Alors qu'est ce que t'as , mon petit gars ? " Bon, je dis "tiens où t'as appris le français " que je demande à l'allemand ; alors il m'dit qu'il avait été garçon de café à Paris, alors c'était un homme qui faisait sûrement partie de la 5° colonne pour les renseignements allemands. Et, il a été chercher du lait et il me dit qu'ils débarquaient...
Je dis ...Comment ? mais... comment ils peuvent débarquer ici ? Il me dit ce ne sont pas les anglais, ce sont les américains, ils ont débarqué. Je me suis dit j'aime mieux les américains que les anglais ( j'avais vécu avec les anglais en 40, je n'en avais pas gardé un bon souvenir)

" ils nous ont emmené avec eux "

Bon, j'ai été retrouver mon petit monde, qui était toujours dans l'abri bien dissimulé derrière les petites maisons d' Engranville. Et on est tous revenu à la maison mais on n'avait pas de pain. On était heureux comme des rois, je me disais, ça y'est, on est libéré!
Ma femme s'est mise à faire cuire des pommes de terre. Il est arrivé un officier américain qui parlait un français impeccable en nous disant que ce n'était pas prudent de rester ici parce que Trévières n'était pas libéré ( de fait, Trévières n'a été libéré que le samedi matin, et ça c'était le mercredi ) alors vers 10 / 11 heures, et là dessus, ils nous emmené avec eux ; on est arrivé dans un petit coin de pommiers de Louis Darondel : y'avait 150 shermans tout autour de la pièce avec une multitude de soldats, alors ceux qui parlaient un peu français, des issus de canadiens : " Qu'est ce que tu fais là ? toi civil...qu'est ce que vous faites là ! On vous croyait tous partis, on n'a vu personne depuis la côte ! Ils étaient arrivés à cet endroit là entre Surrain et Formigny.

"Direction la mer ... y'en avait ! ! "

Alors un officier américain nous a dit que ce n'était pas prudent de rester là ; on va vous donner deux soldats, un en avant, l'autre en arrière et vous allez tous vous en aller, en colonnes, à 20 mètres les uns des autres, direction : la mer. Quand on a voulu traverser la route nationale ("13") on a mis plus de deux heures à traverser, à chaque fois qui y en a un qui montrait le bout de son nez : "tac " une balle arrivait sur le goudron . C'était les allemands qui étaient de chaque côté .
Et puis on est arrivé , on n' a même pas pu aller à la mer le mercredi soir, on n'est arrivé que le jeudi matin à quatre heures et voilà et là, quand j'ai vu la multitude de bateaux, on a dit pas d'histoire, ils peuvent pas les remettre à la mer. On était arrivé exactement à l' emplacement du cimetière américain. Voilà ce que j'ai vu : les bulldozers sur la falaise qui étaient entrain de faire des routes et puis tous les trouffions qui sortaient des bateaux amphibies, les chars qu'étaient là dedans, y'en avait ! Y'en avait, bon y'en avait des milliers ! Mais des bateaux on n'en sait rien à perte de vue !

"Y'a un 155 là ! "

Y'a un officier d' état major qui est venu tout prés de nous, il m' a demandé si je connaissais des coins de résistance (allemand ) par là, il avait un accent mais abominable ! Alors, je lui ai montré dans une ferme où était un appelé Lecomte à Formigny et je lui dis qu'là y'a un 155, y'en a un autre, et là encore, un autre et les allemands pour tromper l'ennemi avaient mis des canons en bois qu'avaient été bombardés ! Les vrais canons, ils ne pouvaient pas les voir, ils étaient tellement bien camouflés ! On entendait les coups de départ de Formigny et ça tombait dans les bateaux. Je leur ai dit : on entend là, ils sont là, oui, là , ici !
Alors y'a un officier américain qui a pris son talkie walkie ( on se demandait ce que c'était que cet engin là , bon, on n' avait jamais vu ça ) et puis les gros bateaux de guerre qui étaient au large, ils ont envoyé 2 ou 3 salves la dedans ! Toc ! çà était fini, on a plus rien entendu et, j'ai su que après, y'en avait eu pas mal de tués, des allemands, à cet endroit là, voilà.

"Des gars gonflés à bloc ! "

Alors on est resté en attendant après le débarquement, on est resté en attendant que Trévières soit pris pour nous reconduire chez nous : le samedi midi, parce que c'est le samedi matin que Trévières a été libéré. Voilà, c'est tout .
Les américains, c'était des grands gars, solides comme des bombes, et puis, gonflés à bloc. Ils disaient : Où est le boche ? et oui, et puis avec une mitraillette, ils faisaient les fossés d'un bout à l'autre, en tirant des coups de mitraillette ; ils disaient, tu vas voir si y'en a un de planqué, s'il est à l'autre bout, comment il va se faire descendre ; ils étaient gonflés, culottés.

"Les américains pendant 2 ans !

Après j'ai eu l'occupation des américains pendant 2 ans de temps sur ma ferme, avec tous les dépôts de rationnement de la 1°, de la 3° et de la 9°armée américaine , alors ça a duré 2 ans."

Interview du 21 / 03 /94 à Trévières
Recueilli et transcrit par Aurore Larue et Sandra Vautier