Témoins Normands

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BAILLEUL Jacques : en 1944, âgé de 19 ans, mineur, résidant à Bernesq

"Un véhicule bizarre ? "

"C'était le 10 Juin, dans la matinée, à l'extrémité de la commune, vers la route de Saint Martin de Blagny. J'ai d'abord vu un véhicule américain, c'était un genre de véhicule blindé, un petit char, si on veut. Ca me paraissait bizarre !
En effet, la veille au soir , les allemands étaient encore ici . Ils avaient pris position dans le bourg, puis ils l'ont quitté et sont remontés vers le bois derrière le chateau, on les entendait dans les talus et les creux ; et dans la nuit , tard , on a entendu un cri de ralliement et les voitures à chevaux des allemands sont parties ; les hommes aussi, en courant, pour le repli !
Et, ce matin là, il y avait ce char là ! Il attendait sur la route à l'orée du bois. J'avais l'impression qu'il était seul. J'hésitais..Je ne comprenais pas ... pas de croix dessus peut être, je ne la vois pas cette croix allemande ? C'était intriguant ! Et puis des drôles de paquetages sur le véhicule !
Je réalisais pas très bien, tout ça allait vite !

"Il a tourné sa tourelle..."

Quand je suis arrivé et ben, il a tourné sa tourelle avec son canon dessus ! mais à ce moment là, je n'avais encore vu personne. Je suis rentré chez moi et j'ai dit ce qui se passait et à plusieurs on est venu voir. J'étais avec mes frères et puis des personnes du bourg qui avaient dû le quitter à cause des bombardements, et aussi un jeune ingénieur des mines ; on était une quinzaine de personnes quand même.
... et le char a refait la même chose: il a braqué son canon sur nous, on voyait toujours personne, simplement , on entendait la radio. Et puis, on est reparti, doucement parce que, on avait un peu peur, quoi...On se demandait ce qui se passait. On était à travers le champ.

"Entouré d'américains "

On descendait pour aller vers la... et en arrivant, on s'est aperçu qu'on était entouré d'américains. Et, ils étaient tellement silencieux, avec des camouflages, des chaussures de caoutchouc ( contrairement aux allemands qui eux faisaient beaucoup de bruit la nuit ) Eux, c'était un silence complet mais ils étaient des centaines et ils nous pointaient leurs armes devant nous. lls nous surveillaient et la colonne s'est mise en route en se déployant (on était à la lisière d'un bois ) et à chaque fois qu'un soldat avançait, il y avait un chef qui s'arrêtait avec l'arme braquée et les hommes défilaient devant lui.
Et à ce moment là, il y a un soldat qui est sorti du rang, comme ça et qui nous a parlé : il parlait français, il nous a dit qu'il était canadien et a voulu savoir si on était français, s'il n'y avait pas d'allemands parmi nous et nous a demandé: " Ils sont partis les boches ? " Le chef l'a regardé d'un air un peu sévère et lui a posé des questions en anglais. Ca a duré peu de temps parce que le chef lui a donné l'ordre de reprendre la file .

"barbouillés de noir "

Les soldats étaient tellement barbouillés de noir, camouflés avec du feuillage fixé sur les casques et les vêtements, l'air un peu bizarre (stressés et méfiants, trés méfiants ), ils faisaient plus peur qu'autre chose avec tous ces paquets de cartouches et les poignards, les énormes chargeurs à répétition. Certains avaient des taches de sang sur les vêtements, d'autres étaient mouillés jusqu'à la ceinture !
On n'a pas pu avoir de contacts trés forts avec eux, mais quelques heures après ,oui , mais les premiers étaient déjà partis ! Et là, on a dit : " ça y est , on est libéré ! on y a vraiment cru ! c'était la vrai libération.

" Du chewing gum ? "

Ils se sont mis à passer, très nombreux : c'était des multitudes de jeeps et on était étonné de voir ce genre de voitures ; alors à ce moment là, c'était plus détendu : ils envoyaient des cigarettes, des biscuits, et d'autres choses, des caisses ! Et puis le chewing gum, c'était une nouveauté, ça , oui ! ( un détail, même les combattants jetaient sans arrêt des chewing gum, puisqu'ils ne pouvaient pas fumer pour pas se faire repérer ).
Certains nous ont donné des insignes du régiment : des têtes de sioux, on les avait surnommés les têtes d'indiens ! têtes d'indiens ! Les jours suivants, on ne les a pas revus ceux là . Je possède toujours un écusson de leur régiment.

"Un quasi miracle ! "

Les gens se sont mis à leur offrir à boire du cidre, du vin quand on en avait
( on était trés démuni à ce moment là !) C'était un accueil chaleureux ! Surtout que, il faut ajouter qu'ici, il y a eu un quasi miracle : même pas un blessé, pas un mort ! malgré les bombardements ; Alors au bout de 48 heures, c'était la liesse, on était heureux parce qu'il n'y avait pas de problème de personne, que des démolitions : Une écurie démolie par des obus...etc . C'était ceux de la marine qui tiraient !, parce que, ici, il n'y avait rien de spécial à détruire. Il y avait eu des tirs sporadiques la nuit, mais aussi des tirs plus légers. Aussi un avion de reconnaissance ; ça a duré une partie de la soirée. On entendait le sifflement des obus qui passaient au dessus de nos têtes et on voyait les impacts plus loin, c'était affreux. Les gens paniquaient : mais pas de blessés ! Un miracle ! "

Interview du 31 Mars 1994 à Bernesq
Recueilli et transcrit par Aurélie Pommier, Marina Pesquerel , Laurent Doucet,
Thomas Sorin