DEBARQUEMENT 6 JUIN OMAHA

Témoignage de Michel Hardelay

13 - MERCREDI 7 JUIN - UN JOUR DECISIF

Nos voisins rentrèrent
La nuit fut relativement tranquille et, sur pieds à six heures nous pûmes prendre un petit déjeuner normal. Je montai examiner la mer, couverte de bateaux,et en profitai pour prendre deux photos sur les deux poses qui restaient sur le rouleau de pellicules.
Certains de nos voisins rentrèrent de leur nuit passée à la belle étoile accompagnés de quelques soldats qui marchaient sur le bord de la route, à espacements réguliers, comme on avait dû leur apprendre dans leur école militaire; ils venaient de Saint Laurent et furent suivis du premier Sherman, véritable pelote de fils emmêlés, car il trairait avec lui tous les fils téléphoniques et électriques ramassés sur son passage et empêtrés dans ses chenilles.

J'entendis un sifflement et un choc
A ce moment arriva "La Roupie" aux nouvelles et qui me demanda à voir les bateaux et la mer.
Nous montâmes au premier étage et nous accoudâmes à la fenêtre qui faisait vis-à-vis à la porte de ma chambre, fermée à ce moment. Quelques bateaux tiraient sur des objectifs qui leur étaient désignés par radio et deux soldats américains se trouvaient en crête de falaise près des trous creusés la veille par les bombes d'avion, leurs carabines à la main ; l'un nous vit et épaula son arme, j'entendis un sifflement et un choc sur la porte derrière moi, avant le coup de feu. Je compris immédiatement et bondit sur le côté derrière le mur alors que "La Roupie" descendait l'escalier en catastrophe. La deuxième balle suivit à peu de chose près la trajectoire de la première, traversa la porte de ma chambre et ... mon pantalon accroché derrière et alla, comme la précédente,se ficher dans le mur de façade.
Je ne sais à quelle distance de nous la première balle passa, certainement entre nous deux vu les impacts laissés dans la porte. Quant aux deux G.I. ils voulurent constater les effets de leur tir et vinrent vers la maison; je les laissais s'approcher et, quand ils furent à une dizaine de mètres, je me mis à la fenêtre et leur dis : "You are crazy" , ils rigolèrent et je les retrouvais dans le jardin où ils m'offrirent une cigarette.

Incendies
A ce moment les coups de feu devinrent plus nombreux et les voisins sortirent dans notre impasse et je les entendis crier : "L'Ormel". En effet une fumée s'élevait de la toiture de la maison d'habitation, et quelques secondes plus tard les flamnes jaillirent. Mais presque aussitôt d'autres incendies prirent naissance dans le quartier des Isles, sans que l'on puisse affirmer de quelles maisons il s'agissait.

des tireurs allemands embusqués
Puis je vis arriver un capitaine U.S. avec ses deux lieutenants et cinq ou six hommes. C'était un homme jovial, rondouillard, à la fine moustache taillée à la façon de certains acteurs américains. Je le reçus dans le salon; il me fit comprendre qu'il était très embêté : chaque homme qui voulait traverser le carrefour de la Poste était descendu par des tireurs allemands embusqués et il venait me demander d'où ils pouvaient tirer. Je lui répondis que je n'en savais foutre rien, que ça pouvait venir de l'Hôtel de la Plage, ou d'une maison située en contre-bas, et, pour sembler s'intéresser à son cas, je lui présentais le cadastre de la commune, en dépôt chez moi à ce moment pour les plans demandés par la mairie.
J' appris plus tard que le massacre provenait de deux tireurs allemands retranchés dans le garage en sous-sol de la villa "Le Ruisseau" qui avaient vue sur le carrefour et également sur le lavoir, endroit par où les Américains tentèrent de les surprendre, mais sans succès. La directrice de l'école habitait la maison d'angle qui comprenait également, en retour vers l'église, la Poste. Elle était aussi secrétaire de mairie et avait son bureau, annexe de la mairie, dans la pièce d'angle; derrière sa fenêtre elle assis­tait, impuissante, aux efforts des G.I. pour découvrir le repère des tireurs allemands; de temps en temps le tank tournait sa tourelle vers sa fenêtre et la bouche de son canon se trouvait alors prête à entrer dans son bureau.
Le capitaine, en possession de ces quelques renseignements, me quitta et finalement vint à bout des deux tireurs, et après son départ je trouvais dans mon allée d'accès à notre maison une casquette d'aviateur allemand dont je ne pus expliquer la provenance.

Vérifier l'identité
Mais pourquoi s'était-il adressé à moi? D'autres français se trouvaient sur son trajet, notamment le maire et La Roupie. Etais-je déjà signalé pour pouvoir fournir des renseignements utiles?
Cet incident fut lourd de conséquences : il retarda l'avance américaine vers l'Ouest, incita les soldats U.S. à se méfier des francs-tireurs, les conduisit à fouiller chaque maison et à vérifier l'identité de chaque civil rencontré.

Le précéder sur l'échelle
La preuve nous en fut apportée un quart d'heure plus tard; un détachement de quatre ou cinq hommes avait entrepris l'inspection des maisons au Nord de la Rue Pavée et passa devant la fenêtre de la cuisine en mettant en joue, prêt à tirer, la cuisinière affairée à ses fourneaux, contourna la maison, parvint dans le jardin, et un gros nègre exigea de pouvoir s'assurer qu'aucun tireur isolé ne se trouvait dans le grenier. Je dus m'exécuter, le précéder sur l'échelle y accédant, ouvrir la trappe et lui montrer notre bric-à-brac.

Les bateaux tiraient toujours
Les bateaux de la flotte alliée tiraient toujours sur des objectifs à terre et des obus passaient en vrombissant au-dessus de nos têtes, mais il nous sembla que d'autres projectiles y passaient aussi, mais en allant vers la mer. Si tel était le cas ce serait que les Allemands auraient lancé une contre-attaque, et gagné du terrain.
Cela promettait de durs combats pour l'après-midi.
Les Américains résisteraient-ils, alors qu'à la radio la situation paraissait bien meilleure sur les autres plages de débarquement?
Vers onze heures un capitaine américain du C.I.C., qui parlait parfaitement le français, avait avisé le maire qu'il fallait dégager de la rue la fourragère et lui avait demandé si l'on pouvait la mettre dans son jardin. Le maire y avait consenti et, nous mettant à plusieurs, nous y parvinrent. Un examen rapide des papiers fut fait par le capitaine qui consulta surtout les documents marqués "SECRET" en allemand ; il les parcourait rapidement en disant, pour la plupart d'entre eux,"nous connaissons ce texte".
A ce moment il ne passait plus de soldats venant de Saint-Laurent et l'unité qui avait été accrochée au carrefour de la poste avait poursuivi sa route vers Grandcamp pour, nous l'apprîmes plus tard, venir au secours des Rangers de la pointe du Hoc.

Elle semblait avoir été tuée net
Un ami de nos voisins, dont la maison s'était effondrée, vint nous demander quelques vêtements de dépannage pour son fils en attendant de pouvoir récupérer ses effets après déblaiement.
J'allais jusqu'à la boulangerie, vide de ses occupants vivants, et découvris sur le sol du fournil l'employée de la boulangerie tenant dans ses bras le bébé du ménage L.; elle semblait avoir été tuée net ainsi que l'enfant, elle était allongée sur le dos, un pan de mur était tombé et la lumière pénétrait à flots par l'ouverture ainsi créée dans ce lieu habituellement sombre.
Nous déjeunâmes assez rapidement car les tirs semblaient redoubler dans les environs et regagnâmes notre abri.

Nous tenir prêts à évacuer le village
Vers 14 heures et demie un officier vint nous prévenir de nous tenir prêts à évacuer le village et nous donna ordre de nous rendre à un premier regroupement, à 15 heures dans la cour de notre voisin le maçon. Nous remplîmes deux malettes de nos biens les plus précieux, les placèrent dans une brouette à laquelle étaient attachés nos deux épagneuls - nous abandonnâmes la plus vieille, aveugle et sourde, légèrement blessée par un éclat - et nous rendîmes dans la cour du maçon.
Il y avait, sur un pilier de l'entrée, un drapeau avec croix rouge, signalant cet endroit aux médecins et infirmiers de passage. Un tombereau était posé sur ses brancards sous un auvent; il avait été garni de paille sur laquelle était couché un soldat grièvement blessé et sous perfusion. Une voisine, légèrement blessée au bras, vêtue d'une blouse blanche, le surveillait et le signalait aux infirmiers de passage qui changeaient l'ampoule ou lui faisaient une piqûre. Un allemand, autrichien d'origine, était assis dans un coin et avait l'air très content de son sort, alors que deux G.I. s'escrimaient à briser la crosse d'un Mauser.
Nous étions une quinzaine d'habitants de l'extrémité Est de la commune à être rassemblés dans cette cour et les bruits les plus divers couraient : certains prétendaient que les Américains avaient commencé à réembarquer et qu'ils nous emmenaient, d'autres qu'on allait nous emmener vers Saint Laurent, commune mieux tenue par les alliés, d'autres enfin qu'on allait nous abandonner à notre sort.
Un officier vint nous prévenir que tous les habitants devaient se trouver à 5 heures dans la cour de l'école pour une vérification générale d'identité et que là nous saurions le sort qui nous était réservé.

Une vive fusillade ... contre-attaque allemande
Nous arrivâmes dans la cour de l'école à l'heure prescrite et au moment où une vive fusillade commençait : quelques G.I. étaient aux prises avec un détachement de cinq ou six allemands qui, profitant des murs de clôture, étaient parvenus à une vingtaine de mètres de l'école. Un tout jeune allemand leva les bras, sauta le muret et se rendit ; il fut aussitôt pris en charge par un soldat américain qui le fouilla et lui ordonna de s'asseoir dans un coin. Les autres allemands s'esquivèrent en profitant de la confusion provoquée et de: jardins des maisons voisines.
Cette contre-attaque allemande, menée certes avec des moyens très réduits en hommes, était une preuve de la fragilité de l'implantation américaine dans le secteur de Vierville et des soucis des américains d'une part, à cause de la perméabilité de leurs lignes de défense, d'autre part 'du fait qu'ils venaient de se rendre compte que les allemands avaient préparé le terrain loin derrière la côte en aménageant des chemine­ments dans les fossés, sous les ronciers, et des positions leur permettant de passer d'un pré dans un autre par de petits tunnels dans les talus séparant deux champs importants et d'être ainsi à l'abri des observations aériennes.
C'était le commencement de "la guerre des haies".

une quarantaine de civils
Cette chaude alerte passée le capitaine Gardiner (?) du C.I.C. se tourna vers le maire et lui demanda s'il connaissait chacun des civils , une quarantaine se trouvaient alors dans la cour de l'école, comme habitant de sa commune. Le niaise répondit affirmativement après avoir fait un rapide examen.
Le capitaine annonça alors qu'une évacuation du village avait été décidée par le haut commandement.
Deux faits modifièrent heureusement cette décision : La postière ayant demandé l'autorisation d'aller dans son bureau pour emporter la caisse dont elle était responsable et cette autorisation lui ayan été accordée, elle pénétra dans ses locaux par une porte donnant sur la cour, accompagnée par son mari et un soldat délégué par le capitaine pour la surveiller. Ce léger retard fut lourd de conséquences.

Un obus tomba dans une salle de classe
D'abord on entendit arriver un important convoi américain tant attendu : jeeps, blindés, half-tracks, et hommes, convoi qui provoque une réaction allemande par guetteur interposé (probablement un allemand caché dans le clocher ) : un barrage d'obus incendiaires de 88m s'abattit sur le carrefour, la poste et l'école.
Un obus tomba dans une salle de classe et explosa avec un bruit sourd; je me mis à l'abri derrière mes deux valises tandis que ma mère qui s'était assise dans un W.C. en compagnie de sa vieille amie madame G., étendait au dessus d'elles deux une couverture qui avait le mérite, non de la protéger des éclats, mais des morceaux d'ardoi­ses qui se détachaient de l'auvent ;
A cet instant le couple de postiers arriva dans la cour sans le soldat qui les avait suivi; celui-ci avait été tué dans le bureau. Le couple vint se placer devant moi, paraissant indifférent aux événements, l'homme donnait le bras à sa femme et je voyais qu'à chaque battement de son cœur un jet de sang s'échappait de sa carotide et l'inondait, sans qu'il semblât s'en apercevoir.
La première personne qui sortit de cette cour-piège fut le prisonnier allemand, suivi comme son ombre par le soldat qui en avait la garde; puis ce fut un ménage avec ses trois jeunes enfants, enfin ce fut la débandade générale tandis que j'entendais le capitaine se répéter à lui-même, en français, "Ne jamais stationner à un carrefour" .
En sortant nous vîmes en partie les effets du tir sur le convoi:les véhicules, bourrés de munitions, explosaient en mettant le feu autour d'eux et ajoutaient au massacre
Nous regagnâmes en longeant les murs notre abri et, plus tard un américain vint nous dire que nous pouvions y rester pour la nuit.